Histoire rêvée de la naissance d’une ville et d’un théâtre
Vincent Bady
Je veux parler
je veux parler
je veux parler du théâtre
je parle de la ville
je parle
je veux parler de la ville
je parle du théâtre
je veux parler de la naissance du théâtre d’où ça vient le théâtre
je veux parler de l’origine de la ville comment ça naît une ville
Et l’utopie d’un théâtre
d’une ville
et la fabrication du théâtre dans la ville et de la ville dans le théâtre
et du crime dans les théâtres aussi le théâtre du crime de l’amour à la ville au théâtre
Mais voici
il y a un trouble dans le temps
un temps de trouble qui m’égare
le passé s’abreuve de visions en devenir
le devenir remonte la courbe du temps
la ville accouche d’un nouveau théâtre
le théâtre est gros d’une ville future
tout commence recommence théâtre en rond ville au carré boucle du temps dans mes paroles
Est-ce le théâtre rejeton qui s’abouche à la ville mamelle ou la ville qui suçote léchouille aspire le sein du théâtre
Donc au début le théâtre
non la ville
non des humains rassemblés
Un humain raconte différent des autres qui l’écoutent
puisqu’il a le don le droit le plaisir de la parole qui seule les fait se rassembler s’attrouper
et celui qui parle est pareil aux rassemblés aux attroupés aussi semblable parmi des semblables simplement distinct dans la singularité de sa parole
immobilisé mobile dans un lieu un peu séparé mais où les autres peuvent le voir l’entendre parler chanter parfois et aussi jouer
comme un proche qui vient du lointain ou un étranger qui s’approche
Je me souviens
au début c’était en haut d’une montagne ou près d’un arbre foudroyé ou dans un cirque de pierre
maintenant c’est partout de quoi faire une scène une cour ou un jardin entre les cours et les jardins
une maison une rue un souterrain une terrasse
d’abord un espace vide que quelqu’un traverse pendant que les autres l’observent
Là où quelqu’un raconte c’est-à-dire parle chante joue une histoire la sienne ou la leur ou une autre encore qu’il prend pour la sienne une où ils croient entendre la leur
avec des noms parfois inconnus
avec des êtres qu’ils n’ont jamais vus
avec une langue qu’ils connaissent mais qui n’est pas celle de leurs échanges ordinaires
une langue qui nomme et recrée les histoires pour qu’elles soient racontées c’est-à-dire parlées chantées jouées
Donc au début la ville
non le théâtre
non l’histoire
ça commence à peu près ainsi et c’est l’histoire d’un commencement
Il arriva qu’une nuit un rêve unique visitât le sommeil d’hommes différents
le même rêve pour tous ces hommes
Ils poursuivaient une femme qui leur échappait sans cesse
elle était nue elle se dérobait
jamais ne se présentait de face
ils couraient après elle la perdaient toujours
à leur réveil ils se racontèrent leurs voyages
pour mieux se souvenir ils s’efforçaient de reconstruire dans l’espace la course de leur rêve
aucun n’avait vu la femme au même endroit tous avaient couru dans des sens différents
leurs parcours souvent s’entrecroisaient
ils décidèrent de fermer l’espace élevèrent un mur partout où ils avaient perdu la trace de la fugitive
Elle ne pourrait plus leur échapper croyaient-ils
Le territoire où ils avaient enceint le labyrinthe de leur rêve
ils pensaient que ce serait un théâtre hanté où le fantôme de la femme se montrerait les soirs de spectacle
mais ce lieu n’était pas un théâtre c’était une ville
leur ville ils ne le savaient pas encore
et jamais la femme ne réapparût
Je me souviens qu’un jour, je me suis perdue aux Etats-Unis, parce que je savais jamais de quel côté du boulevard j’étais, ça se ressemble tellement des deux côtés du boulevard.
Je me souviens qu’on venait aux Etats-Unis pour venir aux Etats-Unis. On ne traversait pas, on aboutissait là, et on n’allait pas plus loin.
Je me souviens qu’à la mairie on disait que l’architecture d’une ville maintenant c’était comme ça : moins c’était dense, plus c’était hygiénique et moderne et aéré, et mieux c’était, et que par-dessus tout, il fallait éviter le « riquiqui ».
Je me souviens qu’ici, ça s’est appelé les Etats-Unis, parce qu’il y avait beaucoup d’Américains aux Etats-Unis.
Je me souviens que les Etats-Unis, ça faisait rêver, plus que Perrache.
Je me souviens qu’on m’a demandé où je partais en vacances, j’ai répondu « aux Etats Unis », et alors on m’a dit « tu dois avoir une bonne retraite ».
Je me souviens que pendant longtemps les Etats-Unis, c’était un ilot entre des champs et des jardins.
Je me souviens que nous, on disait : on « montait » à Lyon, les Etats-Unis, c’était nos Etats-Unis et on « montait » à Lyon.
Je me souviens que les premiers rêveurs eurent des descendants qui donnèrent un nom à la ville issue du rêve de leurs ancêtres
ils choisirent le nom de la plus grande puissance qui existait à l’époque dans le monde
ils pensaient qu’en habitant une ville qui portait le nom des maîtres de l’univers ils s’en protégeaient pour toujours
jamais la colère des dieux tout-puissants n’avait pris pour cible une ville qui s’honorait de porter leur nom
La dernière guerre mondiale les détrompa sévèrement
la première puissance mondiale bombarda leur ville comme beaucoup d’autres
ses envoyés entrèrent en libérateurs au milieu des ruines et apprirent seulement là que la ville bombardée portait le nom de la plus grande puissance du monde
Je me souviens des bombardements des Américains aux Etats-Unis.
Je me souviens à la Libération des gros camions remplis d’Américains qui sentaient bon le tabac.
Je me souviens d’avoir vu tous les sosies de Marilyn Monroe sur la place du 8 mai 1945, le jour de la fête nationale américaine.
Je me souviens que quelqu’un s’est demandé ce qui avait bien pu se passer le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.
Je me souviens que le nom des Etats-Unis a été donné par l’ancien maire de Lyon, Edouard Herriot qui voulait rendre hommage aux puissants alliés de la France pendant la guerre de 14-18.
Je me souviens qu’en 1919, il confia la construction du nouveau quartier des Etats-Unis à un architecte-urbaniste visionnaire, Tony Garnier.
Je me souviens que l’ensemble d’habitations , la future cité Tony Garnier, fut achevé en 1934.
La cité devait s’étendre à l’origine sur 5 kilomètres, elle n’en couvrit finalement qu’un seul.
Je me souviens que les immeubles de la cité Tony Garnier devaient être limités à trois étages que les cours auraient dû être plus grandes et qu’il avait été prévu des ascenseurs.
Je me souviens de l’âge d’or des Etats-Unis, quand il y avait une population ouvrière et solidaire.
Je me souviens qu’aux Etats-Unis le dimanche on ne mettait pas un costume mais un bleu de travail bien propre.
Je me souviens que chaque fois qu’il y avait de l’humidité sur un mur de la rue Villon, on pouvait lire un graffiti. Avant, c’était « Mort aux boches ! », quelques années après, « US go home ! », et puis « Berliet Liberté ! ». Dernièrement, on a pu lire « Vive Ben Laden ! »
Je me souviens des grèves aux Etats-Unis qui étaient pas des grèves où on mange des merguez et où on fait la fête. Ça, c’était des grèves, ce qu’on appelle dures, des grèves dures..
Je me souviens qu’en mai 68, ça a beaucoup bougé dans les usines, c’étaient des occupations, on mettait les drapeaux, et il y avait les étudiants qui venaient devant les usines pour dire aux ouvriers « Venez avec nous ! » Et en fait les ouvriers, ils disaient « Bah, on sait ce qu’on a à faire quand même ! »
Cette ville avait été conçue à l’aune d’une cité idéale
un rêve de ville inscrit là dans la disposition des immeubles
la largeur des rues l’aménagement des places
La ville matière d’une vision ouvrant à ses habitants un avenir radieux à l’entour d’usines prospères fait de simplicité domestique et d’hygiène morale de sécurité laborieuse et d’entraide sociale
Je me souviens qu’à partir de 5 heures 30 – 6 heures du matin, la ville devenait une ruche.
Il n’y avait pas de voiture, tout le monde allait au travail à bicyclette, c’était allumé de partout, ça partait dans tous les sens.
Je me souviens des usines : Lenzbourg qui faisait des confitures, Vidéocolor qui faisait des télévisions, Givaudan qui faisait des parfums, Coignet qui faisait de la colle, Berliet qui faisait des camions, Paris-Rhône qui faisait des machines à laver, Bronzavia qui faisait des moteurs d’avion, Teppaz qui faisait des tourne-disques, Photos où mon oncle, il était souffleur de verre, car on faisait des lampes chez Photos, et aussi L’Air Liquide, Sicfond, Fantasia, SIFT, Manufrance, Rochet-Schneider, et aussi une usine de pantoufles dont je ne me souviens plus du nom et où mon beau-frère était magasinier…
Je me souviens que lorsque ça sentait la violette du côté de l’usine Givaudan-Lavirotte, on disait : «tiens, voilà le vent du midi »
Je me souviens qu’on se plaignait pas des odeurs à l’époque, tant qu’y avait des usines y avait du travail, on se plaignait pas de la présence des usines.
Et la réalisation de la cité idéale resta inachevée
car la cité idéale jamais ne pouvait être atteinte mais être là seulement comme une trace dans la ville réelle
et bien au-delà d’elle
Et passée la guerre on vit revenir les souffles de la ville
Je me souviens des cinémas :le Bocage, le Kursal, le Splendid, le Moulin Rouge, le Victoria, le Cristal Palace, le Bijou.
Je me souviens qu’au cinéma Le Bocage rue du Bocage, on se rendait à pied, c’était une fête. Y avait une sonnerie qui attirait l’attention mais c’était pas du luxe, ce cinéma ! Il y avait des banquettes en bois, et des espèces de baignoires, à l’arrière, un peu plus riches, avec une sorte de velours sur les sièges rabattables.
Les habitants donnant libre cours à leurs passions à l’intérieur des murs tout redevint possible
la naissance du neuf et l’ancien qui retourne
le mémorable s’oubliait l’oubli déclenchait la mémoire
la scène se dédoublait en coulisse
la lumière était une force d’ombre
on vivait dans la ville comme on vivait au cinéma
les puissants côtoyaient les déchus les anonymes les célèbres
la force n’était qu’une faiblesse surmontée
la sagesse était humble
l’ordre s’appareillait au désordre
l’aventure était quotidienne
la surveillance des regards n’amputait pas l’invisible
la sécurité n’était pas sécuritaire
les corps bien portants vivaient avec les chairs malades
le déchet avait toute une histoire
la misère ne faisait pas honte aux miséreux
toute valeur passait pour corruptible
toute corruption était guérissable
aucune limite n’était infranchissable
Les habitants passaient dans la ville sous des seuils invisibles
chaque passage les transformait
eux et la ville derrière son enceinte de pierre
c’était un théâtre gros de renversements continuels de révolutions insatiables
ce théâtre était une femme engrossée
un ventre fécond de naissances multiples et d’enfants morts nés
une matrice de souffrance et de douceur de fièvre et de travail
La ville était une mère inépuisable non rassasiée
des peuples se rassemblaient autour de sa mamelle et ne formaient bientôt plus que le cercle de ses enfants
La ville portait une partie du monde
en elle pour elle vers elle en elle
des êtres se réfugiaient contraints à l’exil pour échapper aux dictatures
descendaient de hautes vallées où la transmission muette des tâches et fardeaux journaliers avait usé le cours du temps
fuyaient des zones de guerres civiles et de fureurs ethniques
désertaient des territoires asséchés et vides
quittaient des logis innommables en d’autres lieux d’autres villes
réveillaient des vies abîmées durant des années à l’ombre d’institutions dites réparatrices
vendaient au mieux offrant la force de leurs bras
dealaient leurs corps au profit de gangs internationaux
D’autres venaient ici déposer pour un temps leurs veillées nomades leurs errances continuelles et les aventures qui brouillaient leurs regards de flammes inassouvies
Tous étaient en quête d’une meilleure renaissance
tous contribuaient à l’ample respiration de cette ville avaleuse de peuples de lumières et de vents
Je me souviens que tout a basculé quand ils ont ouvert le boulevard des deux côtés. C’était une cité fermée, elle s’est ouverte.
Je me souviens de mon arrivée aux Etats-Unis en 1962, j’arrivais d’Algérie, j’avais froid, j’étais enrouée, je ne pouvais plus parler, je ne pouvais plus chanter.
Je me souviens qu’en Guinée, il y a eu une élection présidentielle, et après, ça a mal tourné, il y a eu des règlements de compte, des massacres, on a assassiné mon mari, ils ont brûlé ma maison, moi j’ai pu sauver ma tête, je suis réfugiée politique.
Je me souviens avoir fait trois mille kilomètres pour trouver mon premier travail aux Etats-Unis.
Je me souviens du Kosovo où je faisais des études pour être professeur d’allemand. Quand je suis venue ici, je ne savais pas du tout parler français, j’ai été obligé de recommencer à zéro, de commencer une deuxième vie.
Je me souviens que mon mari était parti d’Ukraine pour du travail ici. J’ai mis huit ans à venir le rejoindre.
La ville concentrait parfois ses nouveaux arrivants dans ses marges
architectures de débris et de restes
bouts de bois et de tôles
limites de jardins ouvriers et de terrains poubelles
dépôts de la ferveur publicitaire
fragments des anciens et nouveaux dieux vénérés dans les centres commerciaux et les grands ensembles
Je me souviens du bidonville, on l’appelait le Village nègre.
Je me souviens que dix mille G.I.s dont beaucoup étaient noirs, s’étaient installés là, pendant la première guerre mondiale
Je me souviens qu’à leur départ des milliers de sans abris investirent leurs baraques.
Je me souviens qu’au Village nègre, il y avait des Italiens, des Espagnols, des Russes, des Gitans, on disait les Romanichels.
Je me souviens que jamais on aurait dit qu’on habitait au Village nègre, nous, on disait qu’on habitait au 127 rue du professeur Beauvisage.
Je me souviens de Patam, un chanteur de rue du Village Nègre qui chantait à la demande l’Ave Maria à genoux ou l’Internationale en levant le poing.
Je me souviens de la ville vieillissante en ses murs ridés de larges fissures la peau couverte d’écailles sur les façades suintant d’écoulements brunâtres mamelonnées de tumeurs infectieuses
Et le diagnostic des politiques et docteurs urbanistes appelant à agir le plus vite possible
pour sauver la ville
ne fallait-il pas détruire ses parties gangrenées et rebâtir de l’entièrement neuf moderne hygiénique
Et la révolte filiale des habitants enfants et petits-enfants des habitants rêveurs fils et filles de rêveurs
non
la ville leur ville devait être soignée en douceur le mal n’était qu’en surface
il fallait ranimer le sein qui avait nourri des générations d’habitants du lait de la solidarité humaine
il fallait donner une nouvelle jeunesse aux vieux murs qui abritaient la quête toujours recommencée du bonheur terrestre
Comme leurs pétitions manifestations occupations restaient sans effet et que la démolition devenait imminente ils eurent l’idée de faire appel à des artistes
Voici que les immeubles dégradés s’orneraient de fresques géantes sur leurs tranches noires et aveugles
elles donneraient à voir la ville telle qu’en son rêve
les murs seraient les miroirs colorés de la cité idéale
plus personne ne pourrait détruire des édifices placés sous la protection d’œuvres d’art
C’était affaire d’imagination généreuse et de haute stratégie
Les artistes persuadèrent les habitants de ne pas révéler eux-mêmes leur projet de fresques aux politiques et docteurs urbanistes
nous nous en chargeons dirent-ils et ils allèrent exposer en haut lieu leurs idées d’artistes
génial fut la réponse des sphères dirigeantes
génial votre projet c’est notre vision
mais notre idée géniale de vos fresques est sans espoir
hélas hélas ceux d’en bas les habitants ne seront pas d’accord
l’art n’est pas vraiment leur affaire
ils n’aspirent qu’à jouir d’un logis économique et confortable
non
le génie de nos fresques serait mieux à sa place sur les murs de nos propres demeures dans cette partie saine de la ville réservée aux habitants qui ont le niveau culturel idoine
A quoi les artistes s’empressèrent de répondre
cette idée géniale revient aux habitants d’en bas
eux seuls ont imaginé que nos fresques pourraient sauver leurs logis économiques et confortables
c’est eux seuls qui ont sollicité notre art pour défendre leurs droits et aussi leurs rêves
Des artistes de tous les pays arrivèrent chez les habitants
ceux d’en bas
et se mirent au travail
Il y eut en tout vingt-quatre fresques
vingt-quatre images de la cité idéale
l’éclat des peintures tranchait à ce point avec l’état dégradé des immeubles qu’aux yeux de tous leur restauration se révéla urgente et nécessaire
la ville devint ici un musée à ciel ouvert
L’utopie d’une vie meilleure s’y affichait un jour entier d’images sur les murs des immeubles
Je me souviens qu’un jour, mon mari est rentré en disant : « Tu es peinte sur un mur aux Etats-Unis » je lui ai dit : « Ah bon ? Il y avait ma sœur et moi, et d’autres, ils avaient peint d’après une photo quand on était petites filles à l’école du quartier.
L’une des fresques était consacrée au cœur industriel de la cité idéale
un immense haut-fourneau
dont l’enchevêtrement de plate formes passerelles cylindres et tubulures dissimulait au loin les habitations des ouvriers et de leurs familles
Mais à présent le cœur s’essoufflait
le panache des fumées d’usine refluait en brouillard acide
l’une après l’autre les usines fermaient autour de la ville
près de la majesté du haut-fourneau en fresque le bureau de chômage ne désemplissait pas
le monstre d’acier avait fini par avaler les êtres qui se fiaient à sa protection
Dorénavant la télévision happait les chômeurs à l’intérieur des logis clos
des oreilles paraboliques se dressaient sur l’angle coupé des loggias et refermaient leur oeil oblique sur les cours
les enfants ne jouaient plus entre les immeubles
les amoureux ne se bécotaient plus dans les champs de coquelicots
on ne vendait plus l’amour dans les terrains vagues
les solitudes prenaient rendez-vous dans un univers d’ondes électromagnétiques tissé entre des étoiles artificielles
A mesure que la vie se retirait de l’espace public on fouillait la mémoire commune en quête d’identités consolatrices
on enregistrait les histoires de vie des plus anciens habitants
on collectionnait les vieilles cartes postales
est-ce qu’elles représentaient la ville telle qu’elle était ou une autre ville qui par hasard portait le même nom
les fantômes de l’essor industriel hantaient les murs écrans de la ville spectacle
Après l’âge d’or de la culture commune le temps était venu de l’exhibition culturelle prophétisaient les sociologues
Je me souviens que la mairie a été inaugurée en même temps que la salle de théâtre, le 20
Octobre 1966. Il y a un souterrain qui lie les deux bâtiments. Tout un symbole ! le théâtre à côté de la mairie, c’est comme dans l’Antiquité, quand le théâtre voisinait avec le lieu du pouvoir, comme son envers ou son complément, enfin, comme vous voulez… ca dépend de la manière de faire du théâtre ou de faire de la politique.
Il se passait toujours quelques années avant que ne soient détruits les locaux des usines et livrés aux promoteurs les terrains évacués
cela suffisait pour que les sites soient investis par des cohortes d’artistes marginaux
des phratries désargentées de saltimbanques et de théâtreux en quête de lieux de travail de rencontre et de création
Ainsi de nouveaux arpents d’utopie furent gagnés provisoirement dans les friches industrielles où la cité idéale se projetait maintenant en trois dimensions
des communes d’artistes libres s’y succédaient le temps nécessaire d’un spectacle ou d’une performance
là s’inventaient d’autres rapports au travail plus souples plus autonomes
pour tout dire plus intermittents
Mais l’intermittence ne concernait plus les seuls artistes elle était devenue la question sociale par excellence
il ne s’agissait plus du chômage des artistes mais d’une nouvelle donne de l’existence sensible pour tous
où la vie participait au travail sans s’y aliéner
où le travail se définissait comme la poursuite de la vie sur un mode imprévisible
comme l’art il devenait puissance de métamorphoses
l’acte artistique se vivait comme une expérience partageable
un cœur vif dans un monde malade
Je me souviens qu’en 2003, la compagnie théâtrale les Trois Huit a fait un spectacle dans l’ancien abri anti-nucléaire construit pendant la guerre froide rue anciennement Alexis Carrel, maintenant rue Berty Albrecht.
L’utopie était contagieuse
elle finit par contaminer les habitants de la ville jeunes et vieux conviés à une renaissance joyeuse dès qu’ils franchissaient le seuil des anciennes usines lors des spectacles des fêtes des ateliers théâtre
Aux enquêtes d’opinion périodiques où on s’obstinait à leur demander s’ils préféraient le théâtre classique ou les auteurs contemporains
s’ils voulaient des spectacles en matinée le dimanche après-midi
quels grands acteurs de théâtre ils connaissaient
s’ils étaient favorables au théâtre à l’école
ils avaient une seule réponse
Nous sommes tous des intermittents du spectacle
Le comble fut atteint quand ils envahirent un jour les plateaux de la télévision pour exiger des droits d’auteurs ou d’interprètes chaque fois que les programmes télévisuels et publicitaires se servaient de leurs images façons de parler désirs inconscients
Pour eux la bonne question n’ était pas de savoir quel type d’art ils voulaient mais dans quel monde ils souhaitaient vivre
Ils demandaient
Comment faire un théâtre quand nous ne connaissons aucune réponse
quand nous avons seulement quelques vagues idées de comment poser la question
Ils demandaient aussi
que t’arrive-t-il si tu vas au théâtre
vas-tu au théâtre pour y naître pour y mourir
vas-tu au théâtre pour découvrir la vie la mort
vas-tu au théâtre pour te stimuler sexuellement
vas-tu au théâtre pour y purger tes passions
vas-tu au théâtre pour t’y ouvrir l’intellect
vas-tu au théâtre parce que tu pourrais y trouver la vérité
vas-tu au théâtre pour y brûler ta vie
Ici s’arrêta le fil de la parole de celui qui racontait c’est-à-dire parlait chantait jouait l’histoire du commencement qui était le commencement de l’histoire
celui qui voulait parler de la ville du théâtre de l’utopie de la ville du théâtre comme cité idéale
il sentait que les méandres de son récit l’avaient emporté très loin et qu’il devait regagner au plus vite les berges où ceux qui l’écoutaient depuis le début s’étaient rassemblés
il les avait bercés d’un mythe de naissance et de mort fabriqué de vrai et de faux d’actualité brûlante et d’histoire ancienne de messages politiques et d’images rêvées
il voulait à présent dire les choses autrement
reprendre une dernière fois le fil de sa parole
car il y avait une autre version de toute son histoire
Un jour il y eut une femme nue sur la scène du théâtre
quelques citoyens firent part de leur émotion dans les journaux de la ville
le théâtre fut menacé de fermeture
peut-être aurait-il bien fermé si un plus grand nombre d’habitants n’avaient pris publiquement la défense des artistes
il y eut des pétitions des manifestations des occupations
et finalement beaucoup d’autres femmes nues sur la scène du théâtre
Je me souviens de Rita Renoir, actrice et strip-teaseuse.
Plusieurs années s’écoulent on annonce l’ouverture d’un nouveau théâtre
quelques habitants se souviennent de l’ancien qui avait fini par disparaître dans l’indifférence générale
ils demandent aux artistes
et la femme nue où est-elle passée depuis tout ce temps qu’avez-vous fait d’elle
Rendez-vous est donné sur la scène du nouveau théâtre
Là seulement sera trouvé le mot de l’énigme
« Je me souviens de Rita Renoir » a été représenté par la compagnie les Trois Huit, lors de l’inauguration du Nouveau Théâtre du 8e, le 12 octobre 2003.
Le rêve des habitants qui est raconté ici est inspiré librement d’un récit de l’écrivain Italo Calvino sur la ville imaginaire de Zobéïde (« Les Villes Invisibles », Editions du Seuil, 1974).
Les « Je me souviens » qui ponctuent le texte ont été réécrits à partir de témoignages d’habitants du quartier des Etats-Unis dans le 8e arrondissement de Lyon, recueillis par l’auteur ou lors d’entretiens réalisés par le Musée Urbain Tony Garnier. Merci aux personnes dont la mémoire vivante a nourri amplement ce texte.