1.

 

Cher Uzbeck,

 

Merci de ton courrier et de tes nouvelles.

Ça fait du bien d’avoir des nouvelles du pays. L’autre jour, j’ai trouvé une photo, où on voit un champ avec des chèvres, un monsieur est assis et fait de la musique sur un tout petit piano rouge, dans le champ au milieu des chèvres. Ça m’a rappelé ma grand-mère qui gardait les chèvres en écoutant toujours de la musique sur sa petite radio, et ça m’a fait pleurer quand j’ai pensé à elle.

Dans ta lettre tu nous demandes si tout se passe bien depuis que nous sommes arrivées en France.

En fait, pour chacune d’entre nous, c’est une histoire particulière. Je te le laisse imaginer en donnant la parole à chacune d’entre nous.

– Au début en France, j’étais dans le trou. Je ne comprenais pas, je connaissais personne, je savais rien. J’étais déjà venue en France, pour me faire soigner, un séjour de trois mois. Je venais de la campagne en petite Kabylie. Petit à petit, au bout de deux ans, je suis sortie. Au début je faisais des ménages, puis j’ai fait un stage, et je suis devenue auxiliaire de vie. Je me souviens qu’au début, j’avais peur de prendre les transports en commun. J’avais peur de me perdre et de ne pas pouvoir rentrer chez moi. Ça m’est arrivé une fois. Je revenais du travail, la nuit était tombée, j’ai fait un détour pour aller chercher du linge au pressing, et je ne savais plus où j’étais. Je me suis récupérée grâce à mon portable. En Algérie, on restait à la maison, ici il a fallu sortir, prendre les transports, aller au marché ou à Carrefour.

– Moi, je me sens toujours un peu perdue, dans la nature, c’est compliqué, il y a des choix à faire,   on arrive de notre pays, avec nos bagages, parfois nos diplômes qui ne sont pas reconnus… Je connais quelqu’un qui travaillait à mi-temps comme médecin, en Algérie, mais ici son diplôme n’était pas reconnu, alors il a travaillé comme infirmier. Le bac, c’est reconnu, mais pas bac +4. Moi, j’ai fait des études de droit, en Algérie, j’étais avocate, j’avais mon propre cabinet, je suis venue en France pour suivre mon mari : la vie d’une femme, on n’a pas vraiment le choix, c’est aussi un rêve, de se marier, d’avoir des enfants… Mais c’était beaucoup de souffrance de quitter tout ce que j’avais, de me retrouver dans ce nouveau milieu. Maintenant j’aimerais bien utiliser mes compétences pour du conseil juridique aux femmes, des associations… mais je pense que je vais d’abord travailler avec des enfants, comme auxiliaire-puéricultrice. Je n’ai pas envie de perdre trop de temps.

– Quand je suis arrivée en France en juillet 2007, je ne parlais pas le français, ni l’arabe, là-bas en Algérie, je n’avais pas été à l’école, les filles restaient à la maison et ne sortaient pas. Ici tout de suite, j’ai fait les courses, je devais ramener les enfants à l’école, je suis allée à Auchan, à Carrefour ; j’avais peur pour la langue, lire et écrire les choses. Comme je ne parlais pas français, c’était tout un problème. Je me souviens quand je suis arrivée à l’aéroport, la première fois quelqu’un m’a demandé si j’avais de la monnaie ; je l’ai regardé, je ne comprenais pas du tout ce qu’il voulait, j’ai répondu : « Je ne sais pas ». Maintenant, j’ai appris et j’ai passé l’examen de français, mention très bien.

– Moi, quand je suis arrivée, j’ai retrouvé mon mari qui avait eu un accident de travail et qui était hospitalisé. Pendant 4, 5 mois, j’ai dû rester à la maison parce que j’étais enceinte de mon fils. Plus tard je devais m’occuper de tout : le marché, mon fils malade, les papiers, la pharmacie, le taxi pour la visite à l’hôpital. En Algérie, d’autres personnes, la famille, m’auraient aidé. Et là-bas il n’y a pas tant de papiers à remplir. Tout ça, ça m’a obligé à me débrouiller, à apprendre à lire. Mais l’hôpital en France, les infirmières, les médecins, c’est mieux… S’il n’y avait pas tous ces papiers.

– Moi, ça remonte à 1973, je suis arrivée, je ne comprenais pas le français. Je voulais aller à l’école, mon mari ne voulait pas. Au début, il me disait que ça n’était pas la peine : « Moi, je parle français, je m’occupe des papiers et tout. » Je travaillais en gardant des enfants. Je connaissais une Française qui travaillait comme moi sans être déclarée. Je lui ai dit : « On va aller faire les dossiers ensemble. » Et c’est comme ça qu’ensemble, on a trouvé du travail à la PMI et à la crèche. La directrice m’a dit de suivre des cours de français. J’ai pris des cours l’après-midi et aussi le soir. Mon mari était d’accord.   Ça a marché jusqu’en 2002, où j’ai eu une grave opération à la tête, et j’ai été déclarée en invalidité.

– D’abord ça a été la surprise : A Tunis, il y avait beaucoup d’animation, à Villeurbanne où j’arrivais, c’était calme, très calme : pas de bruit, personne dans les rues… Je pensais que toute la France était comme ça. Dans le 8e, où j’habite maintenant, c’est différent, il y a de l’animation, le marché tout à côté, c’est là que je suis sortie la première fois. Maintenant, avec des amies sur la pelouse derrière le marché, on se retrouve souvent 1 heure l’après-midi et on continue aussi à se voir au marché, au Simply … C’est par nos enfants qu’on a fait connaissance. Entre nous, on parle en arabe, on se raconte les recettes pour le Ramadan, les vêtements pour l’Aïd, le travail, les nouvelles du bled.

– Je travaille comme auxiliaire de vie, chez des personnes âgées. Malheureusement, depuis six ans, plusieurs sont mortes, c’est dur pour moi car je m’attache beaucoup à elles. Un jour une dame chez qui j’avais travaillé m’a téléphoné, elle sortait de l’hôpital, elle m’a demandé : « Tu peux venir m’aider ? Je suis toute seule… » Pendant presque dix ans j’ai travaillé chez elle. Elle me racontait des histoires. Elle avait été infirmière en prison. Souvent elle me posait des questions sur l’Algérie.

 

 

 

2.

 

Mon bien cher Zachi,

 

Depuis mon arrivée dans ce pays, je parle un peu mieux la langue, mais ce n’est pas toujours ça. Et je reconnais que j’ai eu quelques mésaventures.

L’autre jour à l’école, j’ai vu le professeur de français de mon fils. Il s’appelle Monsieur Mathieu. Je l’ai appelé Monsieur Météo. Mon fils était rouge de honte, il s’est caché derrière moi.

Mais parfois j’ai ma revanche : il arrive que des gens d’ici se trompent sur ce que je dis.

Je parlais l’autre jour à un Français de ma peur d’être victime d’un vol. « « Je regarde toujours mon sac. » disais-je. Il m’a répondu : «  Vous pensez toujours aux massacres dans votre pays ? »

Une autre fois, je disais que mon immeuble était sale et qu’il fallait réparer l’ascenseur. Et le même Français, qui doit être un peu sourd, m’a demandé : «  Vous avez des problèmes avec votre sœur ? »

Maintenant je m’amuse aussi avec le nom des rues et des lieux :

« Habiter à Monplaisir, quartier Sans Souci, c’est tout un programme ! »

« Et le professeur Beauvisage de la rue du même nom, est-ce qu’il avait un beau visage ? »

En revanche je ne sais toujours pas si c’est à cause du cimetière à côté qu’il y a un quartier qui s’appelle « Le Grand Trou ».

Et pourquoi il y a autant de rues qui portent des noms d’aviateurs ?

Et pourquoi, ici, ça s’appelle les Etats-Unis ? Je ne savais pas encore que ça s’appelait comme ça, quand une personne âgée m’a dit un jour qu’elle allait passer ses vacances aux Etats-Unis. Je lui ai dit : « Vous devez avoir une bonne retraite ! »

 

 

3.

 

Cher Roustan,

Je voudrais te dire aujourd’hui mon étonnement devant le degré d’ignorance dont témoignent beaucoup de citoyens de ce pays pourtant riche en moyens d’éducation et de culture.

Récemment des gens qui avaient vu un film sur la Guinée à la télévision m’ont dit : « Vous autres en Guinée, vous êtes bien à plaindre, on l’a vu à la télévision, là-bas, dans votre pays, vous dormez dans des arbres. » Je leur ai répondu :   « Oui, et vous savez, à l’Ambassade de France aussi, ils vivent dans les arbres. »

Le regard qu’on porte ici sur les personnes étrangères qui arrivent avec chacun et chacune une histoire particulière, tend à nous assimiler tous à une population convenue, propre à susciter de la condescendance ou une compassion de bon aloi.

L’étranger, quand il n’est pas perçu d’ abord comme un envahisseur, est considéré comme un misérable, un malheureux, une victime en quête d’eldorados prospères et démocratiques.

Il est communément admis qu’avant d’accoster aux terres paradisiaques, nous avons tous traversé les mers et les continents dans d’horribles conditions : embarcations vétustes et surchargées, sinistres réseaux de passeurs, et autres périls indicibles.

Et bien entendu, il va de soi que nous ignorons tout des escalators, des fast foods, d’internet et des supermarchés…

Autre manière de nous stigmatiser et de nous rappeler notre condition d’étrangers : faire de nous les citoyens d’une autre planète, pour toujours inassimilables.

Je te quitte, mon cher Roustan, en te souhaitant de bonnes siestes agrippé aux branches de ton baobab.

 

 

4.

 

Chère Fatmé,

Depuis mon arrivée ici, j’ai été surpris maintes et maintes fois par certains débats qui opposent les Français avec les étrangers et aussi les Français entre eux.

Le débat sur la laïcité m’a paru susciter de nombreux paradoxes.

La loi de ce pays interdit de mêler l’Eglise à l’Etat, et l’Etat à l’Eglise. J’applaudis la sagesse de ce peuple. Ici, les fêtes religieuses sont donc privées et non publiques comme souvent ailleurs. Mais dans les faits, c’est selon. Ici, on respecte le calendrier chrétien par tradition, mais l’Etat ignore les fêtes juives ou musulmanes, par laïcité.

Un autre exemple de débats et de paradoxes, c’est la question du voile.

Ici, beaucoup de gens regardent les femmes qui sont voilées comme s’ils leur disaient : « Pourquoi tu es là ? Qu’est-ce que tu fais ici ? »

Et c’est vrai que les femmes qui portent le voile pour des raisons religieuses affirment qu’elles se retrouvent souvent discriminées.

Je te laisse le soin d’en juger par toi-même en rapportant ici quelques extraits d’une discussion avec plusieurs femmes dont un grand nombre était musulmanes :

– J’ai mis le voile, il n’y a pas très longtemps, quand je suis arrivée en France. En Algérie, je ne le portais pas, j’avais le choix, à l’université pour les filles, il y avait les minijupes, le brushing, etc. J’ai décidé de le porter un peu avant d’arriver en France, pour le décès de mon père. Quand on a décidé, on ne peut pas revenir en arrière. Comme je ne travaillais pas au début en France, ça n’était pas un problème. Mais petit à petit, j’entends ce qu’on dit : que porter le voile, ça rend difficile de trouver un travail.

– Il y a des gens qui portent le voile, mais ce n’est pas une question de religion, c’est une question de culture. Chez nous, au Sénégal, dans notre culture, on porte le voile dès notre enfance. Depuis toute petite, toute petite, j’ai eu un petit foulard pour cacher mes cheveux. Mais ici, pour avoir du travail par la mairie, ils n’ont pas accepté. J’ai arrêté le travail. Mais si je n’ai pas le foulard, ça me gêne, je ne suis pas à l’aise.

– Si tu veux travailler à la Poste et à la Sécu, c’est sûr que tu ne peux pas porter le voile. Et dans de nombreuses entreprises privées, c’est la même chose. C’est de la discrimination.

– Et au collège le port du voile est interdit aux filles. Du coup certaines ne fréquentent plus l’école publique. On raconte qu’à l’école on a dit à une petite fille d’enlever son voile, et pour protester, elle a coupé ses cheveux.

– Moi, si je trouve du travail, ça ne m’empêchera pas d’enlever mon voile.

– Je porte un voile un peu moderne, je ne porte pas le voile intégral. Dans un pays qui n’est pas le vôtre, on met la baguette au milieu, on mange ce qu’on aime, on porte ce qu’aiment les autres.

– Mais il n’y a que ton mari qui peut te voir sans voile.

– C’est bien la preuve que ça n’est pas les femmes ou les filles qui choisissent : c’est le mari ou le grand frère qui les oblige.

– Non, moi, c’est moi qui ai choisi. Si tu sors, il faut le porter. On le fait pour se protéger, pour que les gens vous respectent.

– Alors, comme ça, il y a l’espace public, la cité, la politique, ça c’est réservé aux hommes, les femmes ne peuvent s’y montrer que voilées. Et là où elles ne sont pas voilées, c’est le domaine de la maison, de l’intime…

– En fait dans l’espace public, c’est en interdisant aux femmes d’être voilées qu’on les rend invisibles. Elles ne peuvent exprimer ce qu’elles sont, leurs identité et leurs croyances personnelles…

– Si quelqu’un te force à porter le foulard, tu te fermes toi-même. Le foulard ne doit pas t’empêcher de faire quelque chose pour sa survie. Le travail ce n’est pas un péché, Dieu a permis le travail.

– Le voile, ce n’est pas pour limiter ta liberté. La femme, c’est le signe de la beauté. Dans notre religion, il faut protéger les femmes du regard des autres.

– Il y a trop de contradictions : il y en a qui disent, « c’est la religion, je ne peux pas revenir en arrière », mais la religion, pour d’autres, c’est autre chose, alors…. Ce qui compte, c’est la foi que vous avez en vous, ce n’est pas le foulard. Si elle ne porte pas le foulard, ça ne choquera pas sa foi.

– Dans un pays qui n’est pas le nôtre, Dieu ne force pas quelqu’un pour faire quelque chose qui t’empêche de vivre. Si tu portes le foulard pour te protéger du mauvais œil ou je ne sais quoi, dans ton travail, tu peux l’enlever, la religion tu la portes pas sur ta tête, mais dans ton cœur.

– Oui, la religion, c’est dans le cœur, mais on avance en maîtrisant sa religion, ça commence par l’intérieur, on complète après, la femme grandit, elle doit porter le foulard. Si elle ne le porte pas, sa religion n’est pas complète.

– Il faut respecter les gens qui mettent le foulard. Les chrétiens qui ont une croix ou un vêtement religieux, on les respecte, donc pour les femmes qui portent le foulard, elles doivent être respectées aussi.

J’arrête ici ma retranscription. Comme tu le vois, la discussion n’est pas close. Ce qui est sûr, c’est qu’ici on aime bien la liberté de discuter, surtout autour des limites à mettre à la liberté…

Décidément ça fait quelques années que j’habite ici mais beaucoup de choses me semblent encore à découvrir et je suis loin encore de tout comprendre.

5.

 

Cher Nessir,

Tu me demandes dans ta lettre s’il y a des mendiants en France. Oui il y en a, et par les temps qui courent, de plus en plus, qui ne trouvent plus de logement pour s’abriter et vivent dans la rue, été comme hiver. Pour certains, ces SDF comme on les appelle, ça crée une plus grande insécurité, on craint de sortir dans la rue, on fait toujours attention, on regarde sans cesse son sac, son portable, surtout dans les marchés. Dans notre pays, il y a bien du vol, mais on prend des précautions pour ne pas être volé, en France, on croit a priori qu’il y a moins de vol et on fait moins attention. Mais je te le demande, qui est plus dans l’insécurité, les gens qui dorment dans la rue ou ceux qui ont un domicile ? La sécurité, ce n’est pas seulement la police, c’est être protégé, entouré, avoir un travail, un toit, quelqu’un, une famille…

Et les voleurs ne sont pas toujours ceux qu’on croit : Un jour, à la caisse du supermarché, j’ai bien failli être volée. J’avais acheté un aspirateur et encore autre chose, mais on m’a fait payer deux aspirateurs. Maintenant je recalcule toujours et je regarde bien les tickets.

Et puis il y a la peur. Quand on a peur, on peut se dire qu’on a tort d’avoir peur, qu’il n’y a pas de raisons d’avoir peur, mais on a peur tout de même … Les attentats avant, c’était rare, maintenant …

 

 

 

6.

Ma chère Mirza,

Je connais ta curiosité insatiable d’apprendre par le menu la vie que je mène ici à quelques milliers de kilomètres de notre pays.

Aujourd’hui, j’espère répondre à ton impatience en évoquant les relations entre les gens telles qu’on peut les observer dans la rue ou dans les lieux publics.

Ici, cela semble un autre monde, chacun semble aller de son côté, tout le monde court, les gens sont pressés, jamais un tram n’arrive en retard, on dirait que les gens sont toujours stressés. Ou qu’ils sont indifférents, ils ne se regardent pas les uns les autres, c’est peut-être qu’ils sont tristes, sérieux, préoccupés, ce n’est pas forcément qu’ils soient méchants, peut-être ont-ils des problèmes, mais ils les gardent pour eux, quand tu dis bonjour à quelqu’un que tu ne connais pas, il ne te répond pas. Ici, plus il y a de foule, plus tu es seul.

Dans l’ascenseur, parfois oui, on se parle, c’est la politesse, «  Bonjour » «Au revoir », « Comment ça va ? » « Et vous, ça va ? » « Ça va, ça va … » Mais dès qu’on en sort, c’est terminé, c’est comme dans le sketch de Gad El Maleh, un humoriste célèbre par ici.

Au marché, quand des femmes sortent avec des poussettes, quelquefois, elles se font crier dessus par des vieilles dames, un peu bousculées parce que ça prend de la place «  Eh, oh, les enfants, on les emmène pas au marché ! » « D’accord, la prochaine fois, vous voudrez bien les garder ? »

Et en voiture, au feu vert, si on est un peu long à démarrer, qu’est-ce qu’on entend ! « Rentrez chez vous ! Va-z-y, avance, bourricot ! Qu’est-ce qu’il attend ? »

Un jour j’ai proposé à une vieille dame de l’aider à monter son caddie, elle m’a répondu comme si j’allais l’agresser : « Non ! Non ! Non ! »

Dans notre pays, tu en conviendras, les autres sont tout le temps présents, même si cela ne les concerne pas directement. S’il y a un accident, tout de suite quelqu’un se propose : « Ça va ? Vous avez un problème, je peux faire quelque chose ? » Il y a plus de solidarité dans les moments difficiles. Par exemple, à l’hôpital, si on rencontre quelqu’un qu’on ne connaît pas, on lui propose ses services : contacter la famille, venir en aide… Ici, chacun vit sa vie, c’est positif, mais quand on est en galère, ça devient franchement négatif.

Tu comprends bien qu’autant que possible, j’évite instamment de me promener en ville. Qui plus est, je m’y perds parfois, et si j’ose enfin demander mon chemin à un passant, je m’expose à entendre un grommellement dont je ne saisirais pas parfaitement le sens : « D’où tu débarques, toi ? Ici, ce n’est pas la Casbah ! »

Enfin je ne me risque pas non plus à demeurer immobile sur un coin de rue à observer ce monde étrange puisqu’au bout d’un long instant, les gens finiraient par remarquer mon attitude, qui leur semblerait bien insolite, et peut-être même me prendraient-ils pour un dangereux individu et appelleraient-ils leur police.

 

 

Mon cher Ibben,

 

Dans ce pays on aime vraiment les paradoxes. On en rencontre partout quand il y a désaccord entre les intentions et les actes, les discours et la réalité.

Quand on arrive ici, on vous dit : c’est bien, maintenant, il va falloir vous intégrer à la vie de ce pays, prendre en compte les façons de vivre ici, participer au vivre-ensemble.

Mais moi, dans le quartier où j’habite, il n’y a pratiquement que des étrangers, comment je pourrai-je m’intégrer, acquérir des manières comme les Français, voir comment ils vivent ? Et à l’école de mes enfants, il n’y a que des enfants d’origine étrangère…

Ils disent qu’il faut de la mixité sociale, ils n’ont que ce mot à la bouche : la « mixité sociale », mais ici, c’est les riches avec les riches, les pauvres avec les pauvres, et les Français avec les Français.

Les gens qui ont de l’argent, ils ne viendront jamais habiter dans mon quartier. Ici, les gens sont abandonnés, ils sont abandonnés à eux-mêmes, et ça crée de la haine.

J’ai une amie d’origine soudanaise, elle, elle a pu avoir un appartement dans un quartier riche, parce qu’à la régie, ils ne se sont pas rendu compte qu’elle était africaine. Sur les papiers à remplir il y avait le prénom de son mari : il s’appelle Marco. S’il s’était appelé Issa ou Abdoulaye…

 

 

8.

 

Mon ami Jaron,

Je vais tenter de t’expliquer les mœurs de cet étrange pays où je me trouve depuis trois ans, mœurs que je commence enfin à comprendre mais il arrive toujours quelque chose ici, propice à susciter mon étonnement. Ainsi ma dernière surprise : Dans ce quartier, pas loin de l’endroit où j’habite, il y a des gens qui vivent dans un musée. Cela s’appelle un musée urbain et c’est destiné à transmettre une expérience unique de construction de logements sociaux dans les années 30. Des fresques ont été peintes sur les façades des immeubles, elles évoquent des cités idéales. Les fresques et les immeubles ça constitue le musée, les personnes qui habitent là voient défiler sous leurs fenêtres des visiteurs qui, à l’instar d’une galerie de portraits dans un musée de peinture, les observent comme les personnages imaginés par un grand artiste. Il paraît que certains habitants auraient compris l’intérêt qu’ils pouvaient retirer de cette situation et proposeraient, contre rétribution, de se laisser prendre en photo. La plupart sont très fiers de cette distinction et se font une obligation de raconter aux visiteurs la construction ancienne de leurs habitations et sa transformation en musée urbain.

Ainsi une femme, plus toute jeune, m’a raconté comment avec deux autres habitantes, elle s’était installée sur un banc public en bas d’un immeuble le jour où une pelleteuse venait tout démolir. Elles avaient fait, disait-elle, de la « résistance à la pelleteuse ».

Mais elle ne m’a pas caché son inquiétude pour l’avenir. Qui continuerait plus tard à témoigner de ce qu’avait été la vie dans ce quartier, qui ferait mémoire de ce qui s’y était passé, et des générations d’habitants qui y avaient laissé leurs traces ?

« Je ne trouve pas que l’évolution du quartier va dans le bon sens : il y a dix-quinze ans, c’était un quartier convivial, maintenant il est de plus en plus impersonnel, et puis, il y a plus d’intolérance : un jour je faisais visiter les fresques à un groupe de femmes, un monsieur est sorti d’une allée avec son chien, il a dit tout fort : « Alors, c’est la sortie des fatmas ! ». Je lui ai répondu : « Et aussi des imbéciles ! »

Dans les immeubles, il y avait beaucoup de petits commerces, boucheries, merceries, etc. Maintenant, je ne sais pas pourquoi il y a autant de coiffeurs et de banques.

 

 

9.

 

Chère Zéphis,

 

Je n’ai rien d’autre à te raconter dans cette lettre que le jeu auquel je fus soumis récemment par des personnes qui m’avaient accostée dans la rue. Elles déplièrent devant moi un vaste plan de l’arrondissement de la ville où j’habite présentement, et me demandèrent à quoi me faisait penser la forme de cet arrondissement délimitée par une couleur grise. D’autres avaient répondu « la manche d’un chandail » ou « une étoile mal dessinée ». Moi, je ne mis que quelques secondes avant de répondre : le sexe d’un homme. Il y eut un petit mouvement de surprise chez mes interlocuteurs qui me remercièrent de ma contribution spontanée et sincère. Ils me dirent que c’était pour un sondage sur les images destinées à valoriser le quartier. Quelques mois plus tard, j’appris en regardant des affiches que les commanditaires du sondage avaient retenu une autre image : le 8e arrondissement de Lyon, « un quartier à la mémoire d’éléphant. »

En espérant, chère Zéphis que ma lettre t’ait apporté un certain divertissement.

 

 

10.

 

Ma chère Rica,

 

Figure-toi que j’ai fait récemment un voyage qui m’a fait découvrir dans ce pays quelque chose d’exceptionnel : un festival de théâtre, à Avignon, à quelques centaines de kilomètres au sud de Lyon où j’habite.

Nous sommes partis en bus pour une journée avec une cinquantaine d’autres personnes, et pour beaucoup comme pour moi, c’était la première fois.

Je suis encore si époustouflée par ce voyage que je te livre en vrac mes impressions.

Ce Festival, c’est

Une ruche d’abeilles, un aïoli, la couleur orange, j’entends chanter Aznavour : « Emmenez-moi … », un cheval, un petit train, une machine à bulles, j’entends quelqu’un : «qu’est-ce qu’il fait chaud ! », il y a un gratin jambon-tomates, un arc en ciel, une autre chanson « Viens voir les comédiens, voir les musiciens, viens, ils arrivent bien… » Et un éléphant, une moissonneuse, une ratatouille, encore de la ratatouille, toujours de la ratatouille, une pochette avec un bambi en crochet, une voix : « c’est bien joué », la couleur bleu –citron, non mauve lavande, et un aspirateur, une éolienne, un serpent qui s’étire, « Y’a d’la joie ! Viens voir les hirondelles, Ya d’la joie… » J’entends la voix d’une petite fille : « Il est où le pape ? », des chats, un caméléon, une machine à remonter le temps, quelqu’un dit : « Bon, on va où ? » un rouleau compresseur, une salade niçoise, des feuilles de vignes farcies, la couleur rose, les énormes seins d’une dame, un pigeon, un ver luisant, une fouine, un jackpot, une robe provençale achetée pour ma petite fille, des touristes asiatiques, une éolienne, une salade sous les tilleuls, quelqu’un dit « Je suis si excitée ! » oui, une femme avec des seins énormes sur un vélo et un énorme cul aussi, elle est très rigolote, des danseurs et danseuses en tutu d’opéra, un boeuf tartare, « Heureusement que j’ai amené mon éventail ! », et la chanson : « Le Sud…. » 3 jeunes femmes liées par un tulle, chantant un air doux et un peu lancinant, lenteur et beauté, une voix juste à côté : « Et pourquoi pas moi ? », une salade fromagère… comme une parade nuptiale, un trio de jeunes chanteuses arrive sous un voile blanc et entonne une chanson a capella. De belles voix enjôleuses.  « Où est-ce que tu as mis la pochette pour les flyers ? » une bière place de l’Horloge, des macarons, le chant des cigales, « Baada le malade imaginaire » des comédiens, danseurs et musiciens très maquillés jouent un morceau de la pièce de Molière, le fantôme de Gérard Philipe, Gérard Jugnot dans Zorro au Palais des Papes . N’importe quoi !

Jean Vilar, qui a fondé le Festival d’Avignon, il a dit : « Le théâtre c’est comme l’eau, le gaz et l’électricité. » Je suis d’accord, le théâtre, on peut pas s’en passer !

 

 

 

Chers amis inconnus

 

Je vous écris pour vous raconter mon histoire.

Je m’appelle Dahbia et je suis tunisienne. Je suis arrivée en France en 1995.

Au début, quand on arrive ici, on se retrouve en dehors de tout, tout est différent, le quartier, le climat, la langue, la famille…

En Tunisie, au Kef, une grande ville du Nord-Ouest qui est aussi une capitale culturelle, je vivais dans une grande famille, le chef, ce n’était pas mon père, mais l’homme le plus âgé de la famille, c’était le cousin de mon père.

Grâce à mon père, ma sœur et moi, on a été les premières filles de la famille à aller à l’école.

Plus tard j’ai dû arrêter l’école. A cause d’une nouvelle loi gouvernementale, j’ai dû rester auprès de mon père qui était handicapé. Mes frères, eux, ont pu continuer et faire plus tard des études de médecine.

J’ai écrit bénévolement dans les journaux des articles sur la situation des femmes, à l’époque je ne portais pas le voile. Puis j’ai appris un métier, couturière.

A Sousse, une grande ville portuaire, j’ai travaillé cinq ans dans un atelier puis cinq ans dans une usine française de textiles (Lafuma), et je devais m’occuper de mes petits frères et de ma mère malade. Le directeur de l’usine m’a proposé d’aller en France avec mes frères. Mais moi, je voulais rester à Sousse, c’était une ville que j’aimais bien.

Ensuite je me suis mariée avec un cousin, je n’avais pas choisi, mais personne ne m’a forcée, c’est le mektoub !

Mon mari était né en France, il vivait avec toute sa famille à Mermoz Pinel, dans un quartier pauvre avec des maisons pas jolies. Il y avait ma belle-mère, mes quatre belles sœurs, ils vivaient tous ensemble dans le même appartement. Et moi, j’habitais dans un appartement dans la même allée d’immeuble. Mon mari était passionné de football, il n’y avait que ça qui l’intéressait. Quand je suis arrivée en France, j’avais démissionné de mon travail, j’ai eu l’impression de retourner trente ans en arrière, quand je vivais dans la famille de mon père. Déjà, là-bas, avec le chef de la famille, c’était chien et chat, ici, c’était pire. J’ai passé douze ans dans une prison. C’était ma maison, mais pour moi, c’était une prison. Je me suis trouvée seule dans une prison. Et le gardien, c’était ma moitié, mon mari, ma belle-mère et mes belles sœurs.

Au début de mon mariage, mon mari a déchiré tous mes papiers, tous mes souvenirs, tous mes vêtements. Quand j’ai voulu reprendre contact avec ma mère au bled, mon mari me l’a interdit : « Oublie ta mère, maintenant, ta mère, c’est ma mère. »  Je voulais apprendre le français, il m’a dit : « Choisis : ou le français, ou le divorce. »

 

 

Bienvenue dans ta maison

Tu t’occupes de ton mari

Tout ce qu’a besoin ton patron

La cuisine, le ménage, les habits

Et tu me fais beaucoup d’enfants

 

Bienvenue dans ta maison

Ni je veux, ni je ne veux pas

Ni qui, ni non, ni quoi

Attention, je suis le Roi

Car je suis chez moi

 

Bienvenue dans ta maison

N’oublie pas que t’es qu’une femme !

Et moi je suis l’homme

C’est moi qui choisis

Je commande, je conduis !

 

Bienvenue dans ta maison

Attention ! pas de voisines !

Pas mes frères, pas mes parents !

Pas une amie, pas des copines !

Ta vie, c’est moi, et ta maison.

 

Bienvenue dans ta maison.

 

Je me suis retrouvée contre un mur ! J’ai divorcé.

Quand je suis arrivée en France, je pensais que la France était un modèle, les femmes pouvaient aller à l’école, avoir un métier, etc. Même si la Tunisie, c’est un pays déjà bien avancé. Avec Bourguiba, il y a eu l’école obligatoire pour tout le monde, la sécurité sociale, le droit de vote pour les femmes, l’interdiction de la polygamie… Il avait interdit le port du foulard dans les lieux publics, ç’est resté interdit jusqu’à cinq ans avant la chute de Ben Ali, mais c’était toujours interdit à l’école.

Ce qui fait que jusqu’à mon mariage, je n’ai jamais porté le voile. Là où je travaillais, je ne pouvais pas mettre le foulard, c’était la loi.

Maintenant, je porte le foulard, c’est moi qui l’ai décidé, mais dans les régions maghrébines, les femmes portent des foulards de toutes les couleurs et aussi en noir. Dans beaucoup de régions musulmanes, la couleur noire, ça porte malheur.

Un jour où je m’étais habillée en noir, ma mère m’a frappé en disant: « le noir, ça porte malheur, si tu t’es mis en noir, c’est parce que quelqu’un est mort, ton père ou ta mère… »

Mais le foulard, moi je dis : ce n’est pas le problème. A la période du Prophète, il y avait des femmes qui portaient le niqab et d’autres qui avaient le visage dévoilé. Le foulard était obligatoire pour les seules femmes du Prophète. Maintenant, il y a des imams qui disent qu’on peut voir juste les mains, d’autres seulement le visage, d’autres encore, les pieds… Un mufti du Liban dit que le niqab est obligatoire parce que la femme est jolie, c’est comme un soleil qui brille de mille feux. Mais toutes les femmes ne sont pas des soleils…

Et là-bas, en Irak, en Syrie, pourquoi ils détruisent les monuments archéologiques au nom de l’Islam ? Ils existaient déjà à l’époque du Prophète, et le Prophète n’a jamais demandé qu’on les détruise…

Le vrai problème, c’est la place de la femme, sa liberté. On peut porter le foulard et on doit pouvoir avoir une activité réservée habituellement aux hommes.

Il faut se rappeler que c’est Aïcha, une des femmes du Prophète, qui a porté son message après sa mort, aux hommes comme aux femmes.

Aujourd’hui, en France, c’est un autre Islam. Les jeunes, souvent, ils ne connaissent pas le véritable Islam, ils grandissent sans le connaître, vers 18-19 ans, ils se tournent vers la religion, ils vont à la mosquée, quelquefois ils suivent l’enseignement de l’islam wahhabite en Arabie Saoudite, ou ils tombent sur des imams qui sont souvent formés ailleurs qu’en France, à un islam intégriste.

J’ai commencé à écrire un livre sur ma vie, en arabe. Ça s’appellera « Les Stations ». Ce n’est pas facile pour moi de trouver le temps d’écrire. Maintenant j’ai mes cinq enfants, c’est mon boulot de m’en occuper. En plus je déchire toujours le lendemain ce que j’ai écrit la veille. Maintenant j’écris sur mon carnet, et je le garde.

Je voudrais parler de la femme musulmane, c’est une femme secrète, pudique. Je voudrais parler aussi des violences faites aux femmes et aux enfants, garçons ou filles.

Mon rêve, c’est d’apprendre à conduire. J’aimerais conduire le tramway, ou des camions, des trains. Mais je ne pourrais pas avec mon foulard. C’est interdit, c’est la loi. Comme tout ce qui était interdit dans ma famille, d’il y a trente ans.

Quelquefois j’entends la voix de la petite Dahbia, la Dahbia de mon enfance, elle dit à la Dahbia de maintenant : tu m’as abandonnée, oubliée, tu as oublié tous mes rêves.

Alors j’écris des poèmes, j’aime bien écrire. C’est un peu de moi, un peu de la petite Dahbia, un peu de l’autre.

 

 

 

Bouquet magnifique

Les voilà, toi, elles et moi

Les femmes qui ont des choix

Les voilà, ici ou ailleurs

Les femmes, les roses du sud d’Amérique

Les voilà, l’avenir de l’Afrique

Les femmes qui ont des roses qui piquent

Les voilà, les lotus asiatiques

Ces femmes, ces fleurs magnifiques

Les voilà universelles, ici et ailleurs.